La rupture de Poutine avec l’Occident tourne la Russie vers la Chine
juin 30, 2022Pékin apparaît comme le principal gagnant de la confrontation en cours entre Moscou et le monde démocratique.
Il y a 53 ans, le Politburo au pouvoir à Moscou a approuvé un accord « gaz contre tuyaux » qui a marqué une percée dans les relations économiques entre l’Union soviétique et l’Europe occidentale. Il prévoyait la livraison de tuyaux de grand diamètre de l’Allemagne de l’Ouest à l’URSS, destinés à être utilisés pour la construction de pipelines. C’est ainsi qu’a débuté une ère de coopération énergétique entre Européens et Russes qui s’achève aujourd’hui sous nos yeux.
La montée des tensions soviéto-chinoises dans les années 1960 avait amené le Politburo à conclure à la nécessité d’une détente avec le monde capitaliste. À cette époque, la Chine, bien que partageant l’idéologie communiste de Moscou, semblait plus menaçante que les démocraties occidentales. L’accord sur le pipeline symbolisait la construction d’un pont entre le Kremlin et l’Occident. Aujourd’hui, ces perceptions se sont complètement retournées. Moscou considère désormais l’Occident comme une source de menaces existentielles et la Chine comme un partenaire plus fiable. Le tuyau de l’amitié avec l’Ouest est devenu un tuyau de guerre.
La relation triangulaire entre la Russie, l’Occident et la Chine présente certains paradoxes. Il y a un demi-siècle, la rivalité entre le communisme et le capitalisme était la trame centrale de l’histoire humaine moderne, opposant l’Union soviétique à l’Occident. Cette confrontation appartient désormais à un passé lointain. Une nouvelle rivalité se déroule – entre les versions libérales et illibérales du capitalisme. Mais cette fois, les antagonistes sont l’Occident et la Chine.
Il devient de plus en plus clair que cette nouvelle confrontation sera le thème dominant de l’histoire humaine dans les décennies à venir. Toutefois, tout comme lors de l’affrontement entre l’Union soviétique et l’Occident au 20e siècle, à notre époque, un élément important de la rivalité entre l’Occident et la Chine sera une lutte pour les pays situés entre les deux adversaires. Ainsi, en mettant de côté pour un moment la terrible guerre en Ukraine et la canonnade de représailles des sanctions, on peut se demander où, en principe, la Russie pourrait ou devrait se positionner dans cette compétition ?
Si l’on regarde la Russie depuis Londres ou Berlin, elle peut apparaître comme nettement non-occidentale et non-européenne. Ses qualités politiques et culturelles et son histoire la distinguent de l’Occident à bien des égards. Mais si l’on regarde la Russie depuis l’Asie, on voit une image différente : une Russie qui, pendant environ trois siècles, a été partiellement européenne – jamais totalement, mais toujours plus européenne qu’autre chose.
Les sept décennies de communisme, de 1917 à 1991, ont été la tentative la plus radicale de faire de la Russie une non-Europe, une alternative à l’Europe. Mais une fois qu’il a ressenti son manque d’autosuffisance, le régime communiste s’est lui aussi tourné vers l’Ouest à la recherche de modèles économiques et politiques pour améliorer le bien-être matériel et réformer les institutions.
Dans cette perspective, on peut considérer la guerre de Vladimir Poutine contre l’Ukraine – à première vue, un gambit irrationnel – comme une tentative d’assurer la rupture la plus complète et la plus durable possible entre la Russie et l’Occident. Il s’agit d’un effort radical pour défaire l’évolution généralement orientée vers l’ouest de la Russie depuis le milieu des années 1980. La guerre a pour but d’inverser ce processus de manière irrévocable. Son but est de présenter la Russie au monde comme le pilier d’une coalition de puissances non-occidentales et illibérales.
Indépendamment de ce que Poutine réussit ou ne réussit pas à accomplir en Ukraine, c’est sur le front intérieur qu’il est en train de gagner sa guerre. Il est en train de transformer la Russie en une sorte d' »Iran orthodoxe » séparé de l’Europe comme par d’insondables douves.
La guerre est un outil si puissant qu’elle permet à Poutine de couper d’un seul coup des milliers de fils, tissés au fil des décennies, qui relient la Russie à l’Occident. En amenant les Occidentaux à considérer la Russie comme une autocratie belliciste, l’attaque contre l’Ukraine transforme également les démocraties en complices volontaires de la campagne de Poutine visant à désoccidentaliser la Russie.
Les atrocités commises à Bucarest, les bombardements en tapis des villes ukrainiennes, le pillage des terres capturées – tout cela montre la Russie sous un jour si brutal qu’il peut sembler qu’il n’y ait pas d’autre côté du pays. C’est exactement ce que veut Poutine. Mais si nous prenons une perspective historique plus longue, nous pouvons voir que, tant dans le passé que dans le futur, la place naturelle de la Russie se trouve à un endroit quelque peu différent. Elle n’est pas à l’ouest, mais dans le semi-ouest.
Se souvenir de l’accord soviétique-allemand « du gaz contre des tuyaux », c’est se rappeler que le conflit entre la Chine communiste et l’URSS a été, pour l’Ouest, une aubaine géopolitique – l’un des gains les plus importants réalisés par les États-Unis et leurs alliés européens pendant la guerre froide. Aujourd’hui, la confrontation du Kremlin avec l’Occident est en train de renverser la situation. Alors que les nouvelles rivalités du 21e siècle prennent forme, elle représente le gain stratégique le plus précieux qui ait encore été obtenu par la Chine.
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